L’INITIATIVE POPULAIRE SUISSE :

Ou comment co-construire les lois à l’échelle d’un pays

Comment impliquer véritablement les citoyens dans la production des lois ?  Dans un contexte général d’oligarchie et de monarchie – où seuls quelques professionnels ou héritiers de la politique initient, écrivent et votent la loi –, l’initiative populaire suisse constitue un exemple unique – à l’échelle d’un pays – de véritable co-construction citoyenne des lois. Explications.

Le référendum d’initiative populaire : outil démocratique par excellence ?

La démocratie – à son origine grecque – désigne précisément cette forme de constitution politique où les citoyens initient, écrivent et votent la loi, sans l’intermédiaire de représentants – c’est-à-dire de professionnels de la politique ; mais c’est la République impériale (invention romaine) qui a triomphé historiquement et qui s’est imposée comme le modèle dominant alternatif à la monarchie, si bien qu’il est difficile aujourd’hui de réactiver l’héritage grec 1.

Hormis la Suisse – où le principe du référendum d’initiative populaire est inscrit dans la Constitution depuis 1848 – et l’Islande – qui a effectué en 2009 une véritable révolution démocratique –, aucun pays au monde n’a jugé pertinent d’associer les citoyens à la production des lois (au niveau du droit européen, le principe de co-construction des lois possède une existence théorique, puisqu’il existe (depuis le 1er avril 2012) une disposition nommée « l’initiative citoyenne européenne » (ICE) ; mais comme la recevabilité de l’initiative relève entièrement de la Commission européenne,  le principe ne possède – en pratique – aucune existence).

Un exemple unique au monde

Contrairement au reste du monde – qui ne possède aucune tradition démocratique – la Constitution suisse permet en effet à un nombre donné de citoyens de faire une proposition et de la soumettre à la votation populaire pour qu’elle devienne une loi. Ce droit civique a été instauré en 1848 – suite à une demande de révision totale de la Constitution – et il existe aujourd’hui aux trois niveaux de la politique nationale : au niveau fédéral, pour proposer une modification de la Constitution, et aux niveaux cantonal et communal, pour créer une nouvelle loi ou modifier une loi existante.

Depuis 1848, ce droit d’initiative populaire a été utilisé plus de deux cent fois, avec un taux d’acceptation de 10% (90% des initiatives populaires ont été rejetées par la majorité des votants). Parmi les votations approuvées les plus spectaculaires, on peut citer en exemple 2:

la Constitution suisse permet en effet à un nombre donné de citoyens de faire une proposition et de la soumettre à la votation populaire pour qu’elle devienne une loi.

Quelques votations approuvées...

1892

« Interdiction d’abattre le bétail de boucherie sans l’avoir préalablement étourdi »

1907

« Interdiction de l’absinthe »

1914

« Interdiction des maisons de jeu »

1946

« Retour à la démocratie directe »

1979

« Empêcher les abus dans la formation des prix »

1987

« Halte à la construction des centrales nucléaires »

2000

« Pour l’adhésion de la Suisse à l’O.N.U. »

2000

« Internement à vie pour les délinquants sexuels ou violents jugés très dangereux et non-amendables »

2003

« Pour des aliments produits sans manipulation génétique »

2008

« Contre la construction des minarets »

2013

« Pour la limitation des rémunérations abusives »

Une co-construction méthodique

L’initiative populaire peut-être initiée par n’importe quel citoyen suisse disposant du droit de vote et doit suivre un protocole précis d’exécution :

  • le citoyen désireux de modifier la Constitution Suisse doit commencer par constituer un comité d’initiative composé d’un nombre d’électeurs compris entre 7 et 27
  • le comité doit rédiger le texte de l’initiative dans l’une des trois langues officielles  (allemand, français, italien) et lui donner un titre
  • le texte est ensuite soumis à la Chancellerie fédérale qui le traduit dans les autres langues officielles et soumet sa traduction à l’approbation du comité
  • le comité doit également soumettre à la Chancellerie un modèle de liste pour la récolte de signatures
  • la Chancellerie contrôle si les listes de signature et le titre du texte respectent les exigences légales
  • elle étudie le texte pour déterminer sa conformité constitutionnelle et l’annuler si le texte proposé ne respecte pas « le principe de l’unité de la forme, celui de l’unité de la matière ou les règles impératives du droit international »
  • elle est également en mesure de proposer un contre-projet ou d’émettre une recommandation (de rejet ou d’acceptation)
  • lorsque la Chancellerie a rendu publique sa décision,  le comité  dispose d’une période de dix-huit mois pour récolter 100 000 signatures et déclencher une votation
  • l’initiative populaire est ensuite soumise à votation et acceptée si elle obtient la majorité des votants (dans le cadre d’un projet général) ou la majorité des votants et des cantons (lorsqu’il s’agit d’un article rédigé)
  • enfin, lorsqu’une initiative populaire a été acceptée, le Parlement se trouve dans l’obligation d’élaborer une loi d’application sur la base de ces nouvelles dispositions constitutionnelles.

Cette expérience de co-construction ne serait-elle pas le remède le plus efficace pour ré-impliquer les citoyens dans la décision politique ?

Un exemple à suivre ?

Quel enseignement peut-on tirer de l’initiative populaire suisse ? Cette exception politique que constitue la Suisse est-elle seulement l’exception démocratique qui confirme la règle oligarchique ? Ne fournit-elle pas pourtant un exemple concret – à l’échelle d’un pays – de co-initiative et de co-écriture citoyenne de la loi ? Ne serait-il pas possible de s’en s’inspirer, si l’on voulait mettre en place une véritable co-construction citoyenne des lois ?

A l’heure où le discrédit de la classe politique atteint des extrémités historiques et où l’abstention de masse gagne du terrain, cette expérience de co-construction ne serait-elle pas le remède le plus efficace pour ré-impliquer les citoyens dans la décision politique et mettre en place une véritable démocratie ?

Néanmoins, pour parvenir à une telle situation politique, ne faudrait-il pas que les gouvernants acceptent de se dessaisir de leurs propres pouvoirs, et que les gouvernés acceptent simultanément d’user du pouvoir qui désormais leur revient ? Autrement dit, pour mettre en place une véritable co-construction citoyenne de la loi, ne faudrait-il pas une véritable révolution psychique préalable ?

Pour l’instant, le seul argument utilisé par les professionnels de la politique pour justifier le statuquo oligarchique est l’argument de compétence : seule une élite éclairée est apte à décider politiquement. C’est précisément pourquoi la démocratie ne saurait être une réalité historique, car elle affirme que la compétence politique est partagée et se matérialise sous la forme du gouvernement de n’importe qui…

Emmanuel Nardon
Philosophe, écrivain, son travail de recherche se situe à l’intersection de la philosophie, de l’anthropologie et de la politique.
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Annexe

Extrait d’Archidémocratie ; p. 229

« L’Italie, ainsi que la plupart des Etats américains pratiquent sous certaines conditions un véto référendaire ouabrogatif ; ce qui signifie que le référendum ne peut jamais prendre la forme d’une proposition de loi, mais seulement la forme d’une proposition d’abrogation d’une loi existante.

Quant à la France, les gouvernements successifs n’ont jamais jugé pertinent – et pour cause – d’inscrire le principe dans le marbre de la Constitution. Lors de la dernière réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008, le législateur français a même poussé l’ironie jusqu’à introduire un « principe du référendum d’initiative partagée », principe présenté à l’époque comme une avancée décisive en matière de droits. Il faut lire en détail l’article 11 de notre Constitution pour mesurer l’étendue de l’avancée  accomplie : non seulement, le référendum d’initiative « partagée » est un référendum dont l’initiative revient exclusivement aux parlementaires (« à l’initiative d’un cinquième des membres du Parlement », soit 185 députés et sénateurs), mais il doit être conjointement « soutenu par un dixième des électeurs inscrits » (soit 4,6 millions de signatures) et ne peut porter que sur un « objet mentionné au premier alinéa » de l’article (organisation des pouvoirs publics; réformes économiques, sociales ou environnementales ; ratification de traités). En prime, l’article 11 précise qu’une loi organique devra déterminer les « conditions de présentation » du référendum et les conditions de contrôle constitutionnel, avant l’enclenchement de toute initiative ; si bien qu’il aura fallu attendre plus de quatre années (1er mars 2013) pour que les parlementaires français votent enfin la loi organique qui permette l’entrée en vigueur d’un principe de référendum dont l’initiative ne relève en fait que d’eux-mêmes. (…)

En revanche, si l’on voulait véritablement inscrire le principe du référendum d’initiative populaire dans le droit français, il suffirait de modifier comme suit l’article 11 de la Constitution : « Un référendum prenant la forme d’une proposition de loi conforme à la jurisprudence constitutionnelle peut être organisé à l’initiative d’un cinquantième du corps électoral. Lorsque le référendum est approuvé par la majorité des suffrages, la proposition prend immédiatement force de loi »».

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Notes:

  1. Archidémocratie; Editions du Cliquet, 2013 : www.archidémocratie.com.
  2. Les votations populaires suisses : admin.ch/aktuell/abstimmung/?lang=fr