La coopération à l’époque préhistorique :
un facteur décisif de survie et d’évolution

La paléoanthropologie nous apprend que l’histoire de la coopération interhumaine est une longue histoire qui se chiffre en millions d’années. Elle nous apprend également que cette coopération a été si bénéfique qu’elle est devenue en quelque sorte une seconde nature de l’espèce humaine. Cet enseignement nous importe, dans la mesure où l’époque contemporaine cherche précisément à renouer avec un certain « esprit coopératif » qui constitue l’une des propriétés fondamentales et menacées de l’espèce humaine.

L’humain, cet animal coopératif par excellence…

Certains spécialistes de la préhistoire humaine considèrent que la singularité de l’homo sapiens n’est pas l’instinct meurtrier, ni l’habileté technique, mais la coopération. Contrairement à une idée reçue et largement véhiculée, ce qui a permis à l’espèce humaine de prendre l’ascendant sur l’ensemble du vivant ne serait donc pas sa capacité technique meurtrière, mais son aptitude inégalée à construire et à se projeter collectivement. Par conséquent, la coopération interhumaine n’est plus interprétée comme une option facultative, mais comme la condition de survie et d’évolution de l’espèce humaine.

Dans la mesure où les primates sont des animaux sociaux, il n’est pas surprenant que les humains – qui dérivent des primates – soient également des animaux sociaux ; mais l’invention propre à lignée humaine consiste à centrer le groupe autour d’une économie de partage, c’est-à-dire à transformer la coopération ponctuelle et contrainte en habitude acquise. Selon Leakey et Lewin, c’est précisément la transmission de cet « esprit de coopération » qui a permis le raffinement d’évolution de l’espèce humaine : « les hommes n’auraient pas pu s’épanouir d’aussi remarquable manière, écrivent-ils, si au départ, nos ancêtres n’avaient témoigné d’étroite coopération. La clé de la transformation d’une créature sociale semblable au singe en un animal cultivé, vivant au sein d’une société hautement structurée et organisée, est le partage : partage du travail et partage de la nourriture » 1.

Du régime herbivore au régime carnivore

Compte tenu de la rareté des documents archéologiques, il est actuellement impossible de dater avec précision le moment historique où la viande est devenue l’aliment prépondérant chez l’homme, mais on suppose que l’apparition de la première économie mixte (cueillette-chasse) remonte à environ cinq millions d’années et on sait que la chair animale constitue déjà une bonne partie de l’alimentation de certains hominidés depuis environ trois millions d’années.

En revanche, Leakey et Lewin considèrent que le passage du régime herbivore au régime carnivore a constitué un facteur décisif dans le développement de la solidarité sociale, puisque les animaux végétariens ne prélèvent que leur ration nécessaire et n’ont pas besoin de partager leur butin, tandis que certaines carcasses animales, compte-tenu de leur taille, imposent désormais la nécessité du partage : « le régime carné entraîna le partage, d’où une plus grande cohésion sociale » 2.

Le régime carné entraîna le partage, d’où une plus grande cohésion sociale…

L’organisation de la chasse collective : un second facteur décisif

Le second facteur décisif pour la naissance et la transmission de l’esprit de coopération est l’organisation de la chasse collective, remontant approximativement à deux millions d’années. Non seulement les chances de succès de la chasse collective sont décuplées par rapport à la chasse en solitaire, mais plus la stratégie de chasse collective s’affirme, plus elle exige de collaboration entre ses participants.

À terme, la pratique de la chasse collective apporte à nos ancêtres deux innovations majeures : l’établissement d’un camp de base et la division du travail, c’est-à-dire « la formation d’un réseau social étroit dans lequel était possible l’éducation prolongée des enfants en bas-âge, éducation destinée à inculquer aux jeunes les qualités indispensables à leur insertion dans un environnement social complexe et à leur contribution à l’économie de groupe, soit par la chasse, soit par la cueillette » 3. Au final, la pratique de la chasse collective condense les énergies autour d’un objectif commun et fonctionne ainsi comme une véritable centrifugeuse qui accentue la socialité naturelle des premiers humains.

Plus la stratégie de chasse collective s’affirme, plus elle exige de collaboration entre ses participants.

Quand la coopération fortuite se transforme en patrimoine culturel

En soulignant l’importance de ces sauts évolutifs, Leakey et Lewin ne cherchent pas à minimiser la dimension culturelle de la coopération – « nous sommes, écrivent-ils, foncièrement des animaux culturels » 4–, mais ils s’attachent à montrer comment le « comportement coopérateur » issu de notre patrimoine de chasseurs-cueilleurs a constitué le socle de fondation et d’évolution de l’espèce humaine 5.

il faudra attendre la révolution agricole survenue environ dix mille ans avant notre ère, c’est-à-dire la sédentarisation et l’accumulation de biens non-nécessaires, pour que cet esprit de coopération interhumaine commence sérieusement à être en danger.

Pendant trois millions d’années, la coopération interhumaine a été si bénéfique pour notre conservation et notre évolution, qu’elle a été en quelque sorte protégée par les forces de la sélection naturelle et enfouie dans les tréfonds du cerveau humain.

Cela signifie que, quelles que soient les différences culturelles locales, l’identification au groupe et à l’action de groupe constitue un invariant culturel nécessaire à la survie d’un collectif. Le sentiment d’appartenance au groupe et la dette contractée à son égard transcendent les différences locales et deviennent progressivement la seconde nature de l’espèce humaine.

En prime, l’économie mixte et nomade de chasseurs-cueilleurs oblige les premières hordes humaines à développer une connaissance précise de leur environnement et une coopération étroite avec lui car, dans le cas contraire, elles seraient vouées à se suicider très rapidement : « Ces êtres humains se devaient de demeurer en équilibre avec le monde qui les nourrissait au risque de mourir de faim l’année d’après » 6. Au final, concluent Leakey et Lewin, il faudra attendre la révolution agricole survenue environ dix mille ans avant notre ère, c’est-à-dire la sédentarisation et l’accumulation de biens non-nécessaires, pour que cet esprit de coopération interhumaine commence sérieusement à être en danger 7.

A la recherche de la coopération perdue… ?

Si l’homme est devenu – par nature et par nécessité – l’animal coopératif par excellence, comment expliquer le triomphe contemporain du lexique individualiste et guerrier ? Quels enseignements peut-on tirer de cette thèse paléoanthropologique au regard du présent et de l’avenir du « faire ensemble » ?

Si la coopération était aussi étroite au début de l’histoire de humanité, n’est-ce pas parce que l’objectif était pleinement partagé par tous les membres du groupe ? Ce but commun, clair et précis, qui consistait à devoir survivre, s’est traduit par une mutualisation ultra efficace des compétences, et donc par la survie du groupe.

Aujourd’hui, quels sont les buts partagés qui garantissent des coopérations efficaces ? C’est justement l’un des leviers stratégiques à activer prioritairement si l’on souhaite co-construire : trouver ce sens partagé qui garantira en partie la meilleure coopération possible…

Emmanuel Nardon
Philosophe, écrivain, son travail de recherche se situe à l’intersection de la philosophie, de l’anthropologie et de la politique.
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Notes:

  1. Les origines de l’homme, Editions Flammarion, 1985, p. 11-12.
  2. p. 74.
  3. p. 153.
  4. p.228.
  5. Ils montrent également comment le génie coopérateur de l’espèce humaine peut se transformer en poison mortel et produire des effets destructeurs pour une communauté, notamment lorsqu’il est exploité pour faire la guerre, qui est une activité proprement humaine. Mais ils considèrent que l’émergence de la guerre suppose déjà le passage d’une économie mixte à une économie agricole, c’est-à-dire l’appropriation des territoires et l’accumulation tendancielle des richesses.
  6. p. 257.
  7. p. 257-266.
Commentaires
  • Olaf de Hemmer
    Répondre

    En effet, la coopération est manifestement un facteur d’évolution, mais çà remonte à bien plus longtemps que l’homme ! Depuis l’origine des temps et à toutes les échelles, les sauts évolutifs ont été le résultat de la mise en commun par des entités, résultant à la fois en perte de ‘liberté’ et en propriétés ‘émergentes’ inexistantes chez les individus séparés? Une énumération de ces étapes évolutives est faite à la fin de l’article suivant :http://valeursetmanagement.com/comment-je-suis-devenu-libre-dans-un-monde-qui-ne-lest-pas-harry-browne/

    Exemple simple : les propriétés de l’eau, si majeures pour la vie, n’existent pas dans les atomes d’O et d’H qui ont mis en commun des électrons dans la molécule d’H20 ! Cet exemple, cité à la fois par Soeur Emmanuelle dans son livre “Vivre, à quoi ça sert ?” Ed° Flammarion 2004 et par Jean-Marie Pelt dans l’ouvrage « Le monde a-t-il un sens ? » avec Pierre Rabhi, Ed° Fayard 2014

    Un auteur récent (dont je ne trouve plus la trace…) complétait ce tableau de l’évolution en montrant qu’après chaque étape de mise en commun suivait une étape de différentiation : les monocellulaires sont devenus multicellulaires, puis les cellules de la périphérie se sont différentiées en ‘enveloppe’ pour protéger les autres, etc.

    Autre apport intéressant sur ce thème : Science & Vie publiait récemment un article sur une thèse qui relie la culture ‘individualiste/analytique’ aux zones de culture du blé, et la culture ‘collectiviste/holistique’ aux zones de culture du riz !
    http://valeursetmanagement.com/science-vie-notre-raisonnement-est-analytique-ou-holistique-selon-les-cereales-cultivees/