L’ANIMAL CAPITALISTE

Pour une interprétation anthropologique du capitalisme

Peter Sloterdijk, philosophe allemand contemporain controversé, excentrique, provocateur, brillant, polémique… propose une nouvelle interprétation de la notion de capitalisme. L’originalité de son travail consiste à penser le phénomène capitaliste non plus seulement de manière économique, morale ou idéologique, mais de manière anthropologique. Ses conclusions rejoignent en partie la notion d’intérêt souverain développée dans la stratégie de la co-construction. Voyage au sein d’une pensée complexe, dé-moralisante mais jamais démoralisante…

Pour Sloterdijk, il s’agit de penser le phénomène capitaliste non plus comme une superstructure (économique ou idéologique) dont l’espèce humaine pourrait se défaire, mais comme un processus immunologique d’accentuation privée du confort. Le postulat de départ de l’analyse s’appuie sur des recherches psychanalytiques et paléoanthropologiques qui mettent en évidence l’état de pré-maturation radicale de la naissance humaine. Parce que le petit homme se trouve, à la naissance, dans une situation de détresse extrême, l’émergence et le succès de la sphère de confort capitaliste sont pensés comme des comportements compensatoires ou des effets dérivés de la détresse initiale. En somme, c’est depuis cette crise immunologique de la naissance humaine que le phénomène capitaliste est ici approché et analysé

Préambule : les fondations anthropologiques de la co-construction

Cette interprétation anthropologique du phénomène capitaliste (comme installation transnationale de confort) permet de produire une critique non moralisante du temps présent. Elle permet également de remettre au premier plan la notion d’intérêt souverain pour interpréter certains processus historiques. L’idée que le capitalisme (c’est-à-dire le processus de capitalisation) n’est pas une superstructure idéologique susceptible d’être déconstruite, mais une réaction immunitaire naturelle de l’espèce humaine permet en effet de réinterpréter l’économie et la politique sur la base de nouveaux fondements anthropologiques.

Si l’humain n’est pas – par nature – altruiste, mais égoïste, il est désormais nécessaire de porter son attention sur les modalités de satisfaction de l’intérêt individuel ; c’est même une condition préalable si l’on veut être en mesure de faire converger la souveraineté de l’intérêt personnel avec la souveraineté de l’intérêt collectif. 

Le modèle théorique de la co-construction s’inscrit précisément à l’intérieur de ce paradigme anthropologique où l’égoïsme n’est plus pensé comme un péché capital, mais comme un levier stratégique de la performance (individuelle et globale).

Quelle que soit la nature de l’objet complexe à construire, la méthode consiste à valoriser l’acteur individuel en produisant une signification personnalisé de l’action à accomplir et un système de reconnaissance individualisée de l’action accomplie. Dans le même esprit, les phénomènes politiques de co-construction (par exemple: l’écriture citoyenne de la loi) sont abordés sous l’angle de l’intérêt personnel, sans jamais présupposer la moindre bonne volonté politique de départ.

D’ailleurs, cette nouvelle approche théorique est bien connue des spécialistes de la philosophie politique, dont la spécialité se divise en deux grandes catégories: ceux qui pensent la politique en fonction de l’idée qu’ils aimeraient que l’espèce humaine soit, et ceux qui essayent de penser la politique en fonction de ce que l’espèce humaine est…

Sur l’odeur de l’argent

L’un des apports théoriques le plus efficace et le plus déterminant de Marx, fut de contester une interprétation strictement économique du capitalisme comme processus d’accumulation privée du capital,  pour y substituer une interprétation morale : le capitalisme comme système d’exploitation d’une majorité de dépossédés par une minorité de possédants.

Ce que Marx reproche à ses devanciers, c’est de n’avoir pas assez analysé la forme fondamentale de l’échange capitaliste, tout le circuit du capital lorsque celui-ci cherche à s’augmenter lui-même. Après avoir analysé les différentes étapes de l’échange – marchandises contre marchandises, marchandises contre argent, argent contre marchandise –, Marx insiste sur la transition inaugurale du capitalisme, c’est à dire sur ce moment où l’argent en tant que bien d’échange devient argent en tant que bien d’investissement ou capital. C’est à cet endroit précis, au moment où l’argent investi s’augmente en circulant, que Marx découvre la multiplication merveilleuse du capital, comme loi magique de la plus-value. Le capital s’augmente en circulant, et le capitaliste s’enrichit en faisant circuler. Par une opération magique, « l’argent devient, par le détour de la marchandise, et par le retour à la forme argent, plus d’argent. » 1

Dans sa théorie, l’économie capitaliste se délivre sans cesse des attestations certifiant qu’elle ne dégage aucune mauvaise odeur. Ne se réclame-t-elle pas de la meilleure morale possible – le prix juste et le libre contrat ? 2

En suivant le trajet du capital, Marx observe un curieux circuit où la circulation elle-même devient productrice de valeur (mécanisme de la plus-value). C’est en ce lieu précis qu’il situe l’élément cynique logé au cœur du système. La production de plus-value exige en effet que le principe d’équivalence entre le capital (sous forme de salaire) et le travail (sous forme de force de travail) soit rompu. Non seulement il existe une disproportion flagrante entre la plus-value créée par les forces de travail et la part de plus-value minimale reversée aux travailleurs, mais cette disproportion est nécessaire à l’enrichissement du capitaliste, c’est à dire à l’enrichissement du détenteur des moyens de production. « Comme le travail crée beaucoup plus de valeur qu’on n’en rend aux travailleurs sous forme de salaire (les salaires se meuvent toujours sur la ligne du minimum vital historiquement relatif), des excédents importants s’accumulent entre les mains du propriétaire du capital » 3.

L’échange capitaliste n’est pas un simple transfert de capital librement consenti de part et d’autre, mais la domination d’un groupe de détenteurs profitant de la faiblesse des autres.

La production de plus-value, et sa répartition inégale entre les acteurs du circuit, révèle  que le mode de production capitaliste exige, pour fonctionner, un réservoir de travailleurs contraints de se soumettre à la pression du système. Elle révèle ainsi que le contrat tacite qui unit le travailleur au capitaliste n’est pas un libre contrat, mais un contrat asymétrique où le travailleur vend, par nécessité vitale, sa propre force de travail. « Le scandale commence là où l’argent en tant que capital suppose systématiquement pour son fonctionnement la faiblesse d’hommes et de femmes qui doivent se mettre sur le marché. Dans l’intérêt de l’autoconservation, ceux qui n’ont rien d’autre à proposer que leur force de travail se soumettent à l’intérêt du profit d’un autre » 4.

L’insolence de la critique marxiste consiste donc à mettre en lumière les complications morales induites par le déséquilibre des forces en présence. En rappelant que les signataires d’un contrat de travail ne sont pas placés dans une situation d’équivalence, elle montre que l’échange capitaliste n’est pas un simple transfert de capital librement consenti de part et d’autre, mais la domination d’un groupe de détenteurs profitant de la faiblesse des autres.

La grande découverte marxiste consiste donc à démontrer minutieusement que la circulation exponentielle et jubilatoire du capital n’est pas seulement un processus abstrait d’enrichissement qui récompense l’initiative d’un détenteur de capital, mais qu’elle suppose aussi l’exploitation concrète des corps et de la Terre. La splendeur abstraite du capital s’augmentant lui-même ne parvient pas à faire l’économie d’une multiplicité de corps concrets usés par lui. En somme, ce qui ne sera jamais pardonné à Marx, c’est d’avoir rappelé l’élément charnel de l’argent – son odeur.

Ce simple constat, pour autant, ne rappelle-t-il pas seulement que la vie humaine est exposée, depuis des temps immémoriaux, à un excès de dureté et de cruauté ? Depuis quel seuil historique évaluer le scandale de l’échange capitaliste, s’il est avéré que la dureté constitue le milieu générique et universel du vivant ? (« La vie se sacrifie en tous lieux aux conditions de sa conservation » 5. Comment évaluer les modalités de l’échange capitaliste au regard d’une société tribale ou féodale ?

L’aspect moralisateur de la critique marxiste, qui met en évidence la pression exercée sur les masses laborieuses au profit d’une minorité, ne met-il pas l’accent sur une réalité propre à toutes les sociétés précapitalistes ?

Si la structure de domination n’est pas un phénomène inhérent au mode de production capitaliste, mais un phénomène qui traverse l’ensemble des situations historiques, ce n’est donc pas sur la théorie de la plus-value qu’il faut faire porter l’analyse, mais sur la notion de résignation. Autrement dit, ce qu’il faut éclairer, ce n’est pas l’inégale répartition de la richesse produite, mais l’inégalité acceptée, et la servitude volontaire. « Depuis des millénaires, les hommes des sociétés militaires et des sociétés de classe sont accoutumés, par une éducation qui les endurcit et leur insuffle la résignation, à se laisser extorquer des plus-values sous la pression des dominants. Cela exige, non pas une théorie de la plus-value, mais une analyse de la servitude volontaire. La résignation est plus forte que la révolution » 6.

La résignation serait-elle plus forte que la révolution ?

Le capitalisme comme espace de confort ou de gâterie

Tandis qu’une partie de la critique marxiste s’efforce d’insister sur l’élément cynique présent au cœur du système, en découvrant, derrière les abstractions du libre marché et de l’initiative, l’exploitation des corps et l’enrichissement de quelques-uns, l’une des visées du travail de Peter Sloterdijk consiste à proposer une interprétation anthropologique (immunologique) du phénomène capitaliste. Autrement dit, il s’agit de  doubler l’interprétation morale d’une interprétation analytique capable d’expliquer le succès du système. Le capitalisme n’est plus considéré comme une structure extérieure à l’homme – et dont il pourrait se défaire, en se défaisant des mystifications idéologiques qui propagent et justifient le processus –, mais comme un phénomène qui se déduit de la situation de l’homme lui-même.

Sortir d’une interprétation morale d’un phénomène consiste à sortir du lieu par où ça souffre, pour rejoindre le lieu par où ça jouit. En d’autres termes, Peter Sloterdijk se propose d’analyser le phénomène capitaliste non plus seulement du point de vue des exclus du système, c’est-à-dire de ceux qui, dépourvus de pouvoir d’achat, se trouvent dans l’incapacité de participer au grand parc d’attractions et de distractions capitalistes; mais du point de vue de ceux qui, toujours plus nombreux, profitent de ce grand parc et en jouissent.

Le capitalisme n’est plus considéré comme une structure extérieure à l’homme, mais comme un phénomène qui se déduit de la situation de l’homme lui-même.

Pour se forger une hypothèse haute sur le phénomène capitaliste, il ne suffit pas de décrire les perdants du système, il faut aussi décrire par où le système fonctionne : par où ça jouit, par où ça marche.

Aussitôt que l’on substitue une interprétation anthropologique à une interprétation morale, l’on porte l’accent non plus sur l’imminence de la chute du système et le retard de la révolution, mais sur le déferlement de contentement et de résignation qui transit les masses. Il s’agit désormais de se demander non plus ce qui mine le système de l’intérieur, mais ce qui l’implante durablement dans les corps. Quelle est la part de volupté qui intervient dans la propagation du phénomène capitaliste ? C’est l’une des raisons pour lesquelles Sloterdijk propose une description immunologique du phénomène capitaliste : le mode d’être capitaliste  désigne désormais l’entrée dans un processus (privé) d’accentuation du confort (ou de la gâterie), c’est-à-dire un prolongement de l’enfance par tous les moyens.

« La grande installation capitaliste peut se décrire comme une zone de confort dont la population transnationale est composée par le collectif des détenteurs de pouvoir d’achat » 7. En somme, le capitalisme n’est plus pensé comme une superstructure aliénante qui viendrait – de l’extérieur – asservir la Terre et les hommes, mais comme un prolongement – technique ou médiatique – de l’homme lui-même, un agencement désiré vers plus de confort ou de gâterie, et dont chaque avancée renforce l’adhésion.

Le propre du phénomène capitaliste ne serait donc pas l’avidité elle-même, mais l’exacerbation et la globalisation d’une avidité primordiale.

Au regard des sociétés féodales et tribales, le propre du phénomène capitaliste ne serait donc pas l’avidité elle-même, comme processus abstrait d’accumulation des richesses, mais l’exacerbation et la globalisation d’une avidité primordiale. Autrement dit, l’installation capitaliste ne révèle pas tant l’avidité humaine, que la continuation de l’avidité par d’autres moyens (techniques ou médiatiques) et les effets globalisants que ces autres moyens permettent. Au final, il s’agit de contourner l’indignation morale et d’esquisser une juste description du phénomène.

Que signifie – d’un point de vue anthropologique (ou immunologique) le processus d’accumulation des richesses ? Qu’est-ce que vivre luxueusement ? Quel type de volupté particulière se produit sous l’effet d’une vie luxueuse ? En s’approchant de l’avidité elle-même, en s’approchant de ce qui est visé par elle, on découvre – au sein de l’installation capitaliste – un certain type de vie luxueuse, où la gâterie semble toucher un point de raffinement technologique sans précédent.

En d’autres termes, il s’agit de penser l’extension du pouvoir d’achat comme l’exacerbation d’une technique locale de soulagement. C’est pourquoi, ici, la notion d’installation joue un rôle central, pas seulement parce qu’elle évoque le caractère fragile et éphémère de la construction, mais parce qu’elle rappelle que le confort est une construction toujours locale et partielle. En ce sens, l’installation capitaliste peut se décrire comme une architecture singulière de l’intimité humaine où l’extrême de la richesse et du confort jouxte l’inconfort et la misère la plus extrême.

Emmanuel Nardon
Philosophe, écrivain, son travail de recherche se situe à l’intersection de la philosophie, de l’anthropologie et de la politique.
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Notes:

  1. Ibid, p. 396.
  2. Peter Sloterdijk, Critique de la raison cynique, Christian Bourgois Editeur, p. 392.
  3. Ibid, p. 397
  4. Ibid, p. 398.
  5. Ibid, p. 400
  6. Ibid, p. 405.
  7. Peter Sloterdijk, Ecumes, Hachette Pluriel Editeur, p. 730.