SMART CITY : Co-construire la ville ?

Par définition, la notion de « ville intelligente » suppose une coopération étroite et une mutualisation des compétences entre des parties prenantes hétérogènes (collectivités publiques, entreprises privés, usagers), mais cette notion est également utilisée comme un concept marketing par les entreprises privées et les villes concernées pour désigner des partenariats complexes rendus nécessaires par la nature des projets eux-mêmes. Qu’en est-il exactement ? Que peut apporter l’expertise de la co-construction pour fluidifier les relations entre les parties prenantes ? Quels sont les outils stratégiques dont elle dispose pour sortir d’une logique d’affrontement et parvenir à une intelligence optimale des relations ?

Qu’est-ce qu’une ville intelligente ?

La notion anglo-saxonne de « smart city » a été introduite pour souligner que le capital d’une ville ne se restreint pas à son capital matériel (patrimoine physique) et pour mettre en valeur l’importance du capital immatériel (social et environnemental) et l’importance grandissante des technologies de l’information et de la communication. Schématiquement, on peut distinguer trois critères principaux qui permettent de distinguer la ville intelligente d’une ville ordinaire 1 :

  • une relation d’interaction étroite entre les usagers (qui sont à la fois consommateurs et producteurs d’informations)
  • une supervision numérique des acteurs et des flux (grâce à des réseaux de communication, des capteurs et des objets communicants)
  • et de nouvelles formes de coopération (induites par une logique transversale d’alliance qui exige une synergie étroite entre des acteurs hétérogènes).

C’est précisément la conjonction de ces trois facteurs qui doit permettre d’optimiser l’allocation des besoins et des ressources, c’est-à-dire de produire une véritable synergie entre l’ensemble des parties prenantes du circuit énergétique.

Hétérogénéité des secteurs et des acteurs

La ville ou le territoire « intelligent » se caractérise par la mutualisation contrainte des compétences, l’hétérogénéité des secteurs concernés (transport, énergie, éducation, santé, économie), et l’hétérogénéité des acteurs en présence (des collectivités publiques ; des entreprises privés appartenant à différents secteurs industriels et technologiques – production et distribution d’énergie, télécommunication, informatique ; et des usagers).

Une ville ne peut être qualifiée d’ « intelligente » que lorsque les différents acteurs qui la composent (citoyens, entreprises, politiques) sont capables – par le biais d’une gouvernance participative – de produire un développement économique durable et une gestion avisée des ressources naturelles. Cela signifie que la « Smart City » ne désigne pas pour l’instant une ville réelle, mais un concept de ville idéale où l’intelligence des relations est optimale.

La « Smart City » ne désigne pas pour l’instant une ville réelle, mais un concept de ville idéale où l’intelligence des relations est optimale.

Pourtant, la notion de ville intelligente est utilisée actuellement dans une dizaine de pays au monde, la plupart du temps pour désigner des projets technologiques transversaux (public-privé) 2. Mais quelle est la nature exacte de ces projets ? S’agit-il d’une véritable transversalité entre des parties prenantes hétérogènes ou de simples partenariats exigés par la nature des projets eux-mêmes ?

Le concept de Smart City désigne-t-il une véritable co-construction ou n’est-il que le déguisement habile de projets commerciaux de facture classique (où le donneur d’ordres – comme son nom l’indique – se maintient dans une position hégémonique) ?

Smart City : simple concept marketing ?

Comme l’ont déjà remarqué de nombreux observateurs, la notion de « Smart City » est un terme fortement galvaudé et régulièrement utilisé pour justifier le transfert de compétences entre les collectivités publiques – qui détenaient le pouvoir en matière de projets urbains – et des entreprises privées – qui en étaient jusque-là exclues.

Selon Isabelle Baraud-Serfaty, Maître de conférences à Science-Po, le principal paradoxe de la « ville intelligente » consiste en ceci que la plupart des projets se limitent au « prisme technologique » et insistent sur l’aspect participatif, sans jamais questionner l’ « hégémonie des acteurs privés » 3. La plupart du temps, les projets en cours se réduisent ainsi « à un catalogue de capteurs, compteurs « intelligents », maquettes numériques et autres produits « innovants » ; alors que le véritable défi est celui « de la manière dont les collectivités gardent le contrôle de la fabrique de la ville. »

Comment s’assurer que la majorité des habitants possède un quelconque moyen de contrôler la nature des projets urbains qui sont initiés ?

Le secteur entier se recompose, avec de nouveaux entrants issus d’autres secteurs, et les pratiques évoluent vers davantage de coproduction ; mais s’agit-il pour autant d’une véritable co-construction avec l’ensemble des parties prenantes, ou de simples partenariats commerciaux rendus nécessaires par la complexité des projets eux-mêmes ?

Comment s’assurer – par exemple – qu’un opérateur privé ne se retrouve pas en position de monopole, sous prétexte de la nécessité d’un acteur unique ? Ou comment s’assurer que la majorité des habitants possède un quelconque moyen de contrôler la nature des projets urbains qui sont initiés ? Enfin, comment garantir la sécurité des informations connectées et compilées ? «  Et si, conclut Baraud-Serfaty, le terme « ville intelligente » était un euphémisme pour désigner un modèle urbain bouleversé par la révolution numérique, mais aussi par la crise financière et l’impératif de la ville durable ? Assurément, il s’agit d’un sujet qui interpelle les collectivités locales sur leur rôle et leurs modes de faire. Il serait tout aussi inepte de donner les clefs de la ville intelligente aux acteurs privés que de vouloir la faire sans eux. »

En somme, la Smart City désigne-t-elle autre chose qu’une nouvelle opportunité commerciale offerte par la révolution numérique ?

Quels enjeux ?

Selon Raphaël Suire (Enseignant-Chercheur, Université de Rennes 1, Chercheur associé MOSAIC/HEC Montréal), le concept de « ville intelligente » a de beaux arguments pour aiguiser l’appétit des plus grands industriels de la haute technologie, puisqu’il représente un marché « que le cabinet américain MarketsandMarkets estime à 650 milliards de dollars aujourd’hui, le double en 2019 » 4. Mais cette notion a également tous les atouts pour séduire les élus politiques qui sont toujours à l’affut de la moindre trouvaille sémantique.

Les vraies questions sont ailleurs, elles portent sur la façon dont le projet lui-même va se mettre en œuvre.  Par exemple, comment cette « ville intelligente » va-t-elle se construire, au service des usagers ou en se servant d’eux ? Les géants de la haute technologie vont-ils systématiquement se retrouver en position hégémonique vis-vis de partenaires moins prestigieux ? La logique d’alliance va-t-elle prévaloir sur la logique d’affrontement, et comment le pourrait-elle ? Et enfin, quel rôle devront jouer les usagers dans la construction de la ville de demain ?

Un marché estimé à 650 milliards de dollars aujourd’hui, le double en 2019…

Les citoyens usagers peuvent-ils être parties-prenantes ?

Une véritable co-construction de la ville intelligente par les citoyens eux-mêmes constitue une entreprise « beaucoup plus compliquée à mettre en œuvre. Il s’agit de co-construire les services dont les citoyens peuvent avoir besoin en libérant et en ouvrant massivement les données sur l’utilisation des infrastructures et des services de la ville (les transports, la voirie, l’énergie, l’eau, les administrations, etc.) ».

Un tel processus se heurterait au logiciel de fonctionnement des administrations et des entreprises privées qui sont habituées à diriger des projets verticalement et il se heurterait également à l’inculture numérique d’une partie des usagers (« La ville intelligente, co-construite par tous, et pour tous, passe par une politique volontariste de formation et d’éducation citoyenne »).

Une nécessaire « transversalité » ?

D’après Suire, la meilleure solution pour construire la ville intelligente n’est donc pas la construction verticale – qu’elle soit faite par les mairies, les entreprises privées ou les usagers –, mais la construction transversale, où l’ensemble des parties prenantes (entreprises-villes-citoyens) sont activement impliquées.

Par conséquent, il s’agit de  changer le logiciel de fonctionnement des administrations et des usagers, ainsi que « le logiciel interne des grandes organisations pour aller vers l’innovation ouverte, une transparence sur les algorithmes de traitement de l’information collectée et une mise à disposition de l’information possédée sur les citoyens ». Certes, conclut le chercheur, « les grandes compagnies des TI peuvent implémenter rapidement des systèmes de collecte, peuvent domestiquer les flux et optimiser les pratiques, mais, la ville intelligente, fabriquée en intelligence, peut être plus que cela. C’est une ville rebelle, inattendue, en mouvement et où toutes les énergies créatives doivent s’exprimer. C’est cela qui fait sa force et son attractivité durable. »

Mais comment faire – pratiquement – pour que cette belle idée de Smart City n’en reste pas au stade conceptuel et publicitaire ? Comment libérer l’ensemble des compétences disponibles ? Et comment faire pour mutualiser efficacement ces compétences ? Comment sortir d’une logique d’affrontement et entrer dans une logique d’alliance ? C’est toute la question stratégique de la co-construction.

La co-construction pourrait constituer – par sa capacité d’expertise et ses outils stratégiques – une alliée de choix dans tous les projets – présents et futurs – de Smart City.

Co-construire la ville, oui, mais avec les bons outils…

Telle que nous la conceptualisons au sein du projet Co-construire l’Avenir, la co-construction dispose d’outils précis pour expliquer un projet, valoriser les compétences, impliquer les acteurs et fluidifier les interactions 5.

Pour optimiser l’implication des parties prenantes et l’intelligence des relations entre des acteurs hétérogènes et spontanément hostiles, la stratégie de la co-construction s’appuie sur quatre leviers prioritaires: l’introduction d’un sens personnalisé autour de l’objet à construire ; l’identification et la valorisation des compétences propices à la co-construction ; la promotion d’un système pertinent de reconnaissance des acteurs et des projets ; et l’animation d’une plateforme (physique ou virtuelle) de collaboration.

Par l’intermédiaire de ces quatre leviers – sens ; pouvoir ; reconnaissance ; interaction –, il s’agit de mettre en synergie l’ensemble des intérêts en présence afin de parvenir à une situation d’implication et d’efficacité maximales.

Emmanuel Nardon
Philosophe, écrivain, son travail de recherche se situe à l’intersection de la philosophie, de l’anthropologie et de la politique.
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Notes:

  1. Certains théoriciens – comme Rudolf Giffinger – proposent jusqu’à six conditions minimales pour définir la ville « intelligente » : une « économie intelligente », une « mobilité intelligente », un « environnement intelligent », des « habitants intelligents », un « mode de vie intelligent » et, enfin, une « administration intelligente » (Smart cities – Ranking of European medium-sized cities, Centre of Regional Science,‎ 2007).
  2. En Espagne, SmartSantander, avec un réseau de 1100 capteurs qui contrôlent les paramètres environnementaux – bruit, monoxyde de carbone, température et lumière du soleil – et qui calculent les places de parking disponibles ; en France (Campus de l’USTL ; Grand Angoulême ; Besançon ; Issy les Moulineaux avec Issygrid ; Lyon Smart City ; Les Mureaux) ; aux Pays-Bas (Amsterdam Smart City) ; à Malte (Malta Smart City Business park) ; au Royaume-Uni (Edinburgh et Southampton) ; en Egypte (Cairo Smart Village) ; à Dubaï (Dubaï Internet City) ; en Inde (Kochi Smart City) à Abou Dabi (Masdar) et au Japon (Yokohama Smart City). La notion de Smart City est également utilisée de façon commerciale par plusieurs grandes entreprises privées, en particulier Scheider Electric (qui propose des exemples modélisés de Villes intelligentes) ; IBM (qui utilise cette notion dans sa campagne pour une planète plus intelligente : Smarter Planet) ; Cisco ; Microsoft ; Google ; Oracle Corporation ; Siemens…) [Cf. fr.wikipedia.org/wiki/Ville_intelligente.]
  3. http://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/cercle-102106-urbanisme-le-paradoxe-de-la-ville-intelligente-1018994.php?7lIVesO3CpgqcvbY.99
  4. http://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/cercle-100635-la-ville-intelligente-en-bonne-intelligence-1014409.php
  5. Cf. Co-construire, Fondements