SMART GRIDS : laboratoire des partenariats complexes ?

Le réseau « intelligent » (Smart Grid) est un réseau qui utilise les technologies contemporaines d’information et de communication pour mettre en synergie la production, la distribution et la consommation d’énergie. Grâce à de nouveaux outils numériques, il s’agit de considérer les producteurs, les distributeurs et les consommateurs comme les parties prenantes actives et interactives d’un système énergétique complexe. Peut-on parler de co-construction ?

Un nouveau système énergétique transversal et interactif

grid-computing-blueQu’est-ce qu’un Smart Grid ? Tandis que le système électrique actuel est pensé suivant un modèle hiérarchique vertical (top-down) où la production doit sans cesse s’adapter en urgence aux besoins fluctuants, le réseau intelligent est construit sur un modèle interactif et transversal (top-down et bottom-up) qui permet d’optimiser la synergie entre la consommation, la distribution et la production.

Ce nouveau modèle technologique – rendu possible par l’utilisation de capteurs, d’objets communicants et de nouveaux « compteurs intelligents » – a pour finalité principale de produire une économie substantielle de coûts, de dépenses et de pertes énergétiques. Dans la mesure où l’énergie électrique est une énergie dont le stockage est extrêmement difficile et couteux (puisqu’il s’agit d’un courant d’électrons qui circule à 273 000 km/seconde), l’échange d’informations synchronisées entre le consommateur, le distributeur et le producteur doit permettre  d’optimiser l’allocation entre l’énergie produite et l’énergie consommée.

Non seulement cet échange permet de lisser les pointes et les creux de consommation et de production (en incitant financièrement les consommateurs à se retirer pendant les pics), mais il permet également de sécuriser le réseau (d’éviter la surtension ou la sous-tension) et d’alléger les coûts de transport (en mobilisant les capacités locales de production énergétique).

En pratique, le réseau intelligent cherche ainsi à…

optimiser le niveau de production
en mettant en synergie les différents acteurs et leur rythme propre d’ajustement
(électricité d’origine nucléaire, hydraulique, solaire ou éolienne)

optimiser la distribution
en décentralisant l’acheminement de l’électricité qui se fait actuellement
suivant un maillage hiérarchisé (basse, moyenne, haute tension)

optimiser le contrôle du réseau
en passant d’un traitement vertical et centralisé des informations
à un traitement transversal et décentralisé.

Au final, dans un réseau devenu intelligent et communiquant à haut débit, la consommation, la distribution et la production sont censées s’effectuer de façon optimale et synchronisée. Néanmoins, peut-on pour autant parler de co-construction ? Quel rapport exact entretiennent les différentes parties prenantes ?

Exemple de l’IssyGrid

Prenons l’exemple de l’IssyGrid, lancé en 2012 par la ville d’Issy-les-Moulineaux.  Officiellement, la démarche se présente comme un projet à trois parties prenantes hétérogènes  (la ville, le secteur énergétique et le secteur numérique) et vise à créer le « premier réseau d’énergie intelligent à l’échelle d’un quartier ».

En pratique, le projet a été placé sous la direction de Bouygues Immobilier qui coordonne une dizaine d’acteurs – dont EDF, ERDF, Microsoft, Alstom, Schneider Electric, Total et Steria –  qui ont chacun investi 250 000 euros.

Sur le terrain, les habitations ont été équipées de compteurs communicants qui sont censés optimiser la gestion du réseau, établir des factures sur la base des consommations réelles, et permettre d’intervenir à distance chez l’usager, sans rendez-vous physique. Parallèlement, des capteurs ont été installés (par Bouygues Energie et Services) sur certains éclairages publiques afin de moduler et de réduire la consommation (en fonction du trafic et de la luminosité ambiante).

Officiellement, un projet à trois parties prenantes hétérogènes  : la ville, le secteur énergétique et le secteur numérique.

Quel impact ? et quels résultats ?

Cependant, deux années plus tard – comme le rappelle Sabine Blanc 1–, il est encore impossible d’évaluer la pertinence et les effets secondaires du dispositif : « Pour le moment, aucun chiffre sur le retour sur investissement n’est fourni, et pour cause, justifie Guillaume Parisot, chef du service innovation de Bouygues Immobilier : « personne n’a encore répondu à la question du modèle économique des smart grids, c’est le but du projet d’y répondre. L’échelle du quartier implique différents usages et types d’énergies, on manque de données à ce sujet. La ville, l’énergie et le numérique sont trois compétences à marier qu’aucun acteur ne possède ensemble ». Basse ou haute, aucune hypothèse n’a été bâtie, « personne n’est capable de modéliser », répète-t-il. En guise d’exemple concret d’impact, il évoque la mutualisation d’une machine à laver par deux étudiants – mais a-t-on besoin de smart grids pour cela ? ».

En outre, le chef du service innovation avoue également que ce modèle collaboratif de projet « n’est pas simple » et « rare chez Bouygues », qui a pourtant reçu l’étrange privilège de piloter l’opération.

Enfin, Sabine Blanc mentionne également les risques liés aux coûts – car le « suivi des consommations en temps réel, facteur de responsabilisation des usagers, ne sera finalement pas inclus gratuitement » – ainsi que les risques liés à la sécurité informatique des données recueillies par le système, avec des risques d’intrusion dans la vie privée des usagers.

Les Smart Grids, à l’intersection de trois paradigmes…

  1. le paradigme technologique du numérique (qui permet de remplacer l’ancien système analogique et unidirectionnel)
  2. le paradigme écologique (qui se traduit par une politique de mix énergétique et de réduction des gaz à effets de serre)
  3. le paradigme économique (qui se caractérise par l’ouverture du marché de l’énergie à la concurrence internationale).

La question reste entière de savoir si ces trois paradigmes seront pris en compte à part égale dans le lancement de ce type de projet. D’autre part, à qui va réellement profiter cette nouvelle technologie : à l’utilisateur final (si sa facture énergétique diminue) ; au gestionnaire du réseau de distribution ; aux industriels ; aux collectivités ; aux fournisseurs d’énergie ; ou à l’ensemble de ces parties prenantes ?

Enfin, quelle est la nature exacte du rapport entre les différents acteurs impliqués ? Pour l’instant, le principal intérêt stratégique des Smart Grids est de faire coexister et collaborer des univers hétérogènes : collectivités publiques ; secteur des industries énergétiques (producteurs et distributeurs) ; secteur des hautes technologies (de l’information et de la communication) ; ainsi qu’un ensemble de finalités hétérogènes (économiques ; écologiques et démocratiques). Mais à ce jour, les résultats et la réussite d’une telle co-construction ne sont pas encore réellement mesurable…

Emmanuel Nardon
Philosophe, écrivain, son travail de recherche se situe à l’intersection de la philosophie, de l’anthropologie et de la politique.
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